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Par Soad Belkeziz

Publié le 11 , 11 , 2025

Culture

La Koubba Khamsiniya du Palais El Badii et son plafond qui imitait le firmament : chef-d’œuvre perdu, mémoire à restaurer

L’art de la ḥasba nous enseigne que l’amour, comme la beauté, naît de l’équilibre, de la fidélité et de la liberté.

La Koubba Khamsiniya du Palais El Badii et son plafond qui imitait le firmament : chef-d’œuvre perdu, mémoire à restaurer

Au XVIe siècle, alors que l’Europe bâtissait les grandes coupoles de la Renaissance—celle de Brunelleschi à Florence, de Michel-Ange à Rome, ou en Turquie les mosquées Beyazidine et Suleymaniye—Marrakech élevait sa propre merveille : la Koubba Khamsiniya, joyau du Palais El Badii. Chef-d’œuvre perdu que je souhaite ramener à la lumière pour qu’il ne sombre pas dans l’oubli.

Son nom, souvent mal interprété, ne désigne pas sa largeur mais sa prodigieuse hauteur de cinquante coudées, soit près de vingt-cinq mètres, exploit inédit pour le Maroc saadien. La coupole s’élevait sur un immense tambour autoportant, si ingénieusement conçu qu’il semblait suspendu dans l’air, soutenu par sa seule harmonie. El-Fashtali, poète, vizir et chroniqueur du règne, la décrivait comme « tissée d’armure », alliant la force du fer à la grâce du bois : cent quintaux de métal dissimulés dans une charpente de cèdre de 1 400 poutres. Un mariage révolutionnaire pour son temps.

Mais le vrai secret de cette architecture céleste résidait dans l’art du bois de la coupole intérieure, appelé le manquer et le menjem. Le système d’assemblage, fondé sur le principe du tenon et de la mortaise, fut poussé à un degré de perfection inégalé. Grâce à lui, le bois était assemblé sans clous ni colle, par un agencement géométrique ingénieux de losanges, octogones, étoiles, maintenus par de fines tiges mortaisées. Cette technique, connue sous le nom de kundekari en Anatolie et héritée des Seldjoukides, fut introduite au Maroc via l’Andalousie, notamment avec le minbar de la Koutoubia, premier chef-d’œuvre de cet art venu de Cordoue. Ce procédé, d’une grande intelligence constructive, avait trois vertus majeures : il renforçait la durabilité car le bois respirait, se dilatait et se contractait sans se fendre ; il magnifiait la forme car chaque pièce était sculptée et décorée avant l’assemblage ; il accueillait les matériaux nobles—nacre, ivoire, écaille, or ou bois peint—sans affaiblir la structure. Du manquer et du menjem est née toute une tradition de plafonds artesonado dont les coupoles semblaient suspendues dans la lumière comme des constellations. El-Fashtali lui-même comparait le plafond de la Koubba Khamsiniya du Palais El Badii à une voûte céleste, et il n’était pas le seul : Mouette, emprisonné dans le palais, écrivait que « celui qui lève les yeux croit voir le firmament ».

Pour comprendre ce que Marrakech a perdu, il suffit de regarder ce que Grenade a préservé : la coupole de la salle des ambassadeurs de l’Alhambra, toujours intacte. Sous son plafond, sept cieux superposés, douze maisons zodiacales, quatre rivières du paradis, un centre symbolisant le Trône : la géométrie devient cosmologie visible.

Aujourd’hui, si l’on évoque le manquer et le menjem (même le nom a disparu du vocabulaire), si l’on raconte El Badii et son ciel disparu, ce n’est pas par nostalgie, mais par fidélité. Car ce que la pierre a perdu, le savoir peut le sauver. Nommer ces gestes, rappeler ces savoirs, comprendre ces chefs-d’œuvre, c’est refuser l’oubli. C’est rendre hommage à ceux qui ont touché le ciel par le bois et la proportion. Tant que nous transmettons ces techniques, le firmament d’El Badii n’est pas totalement éteint : il continue de briller en nous comme une constellation survivante et inspire ceux qui rêvent encore de créer, de bâtir, d’élever, d’honorer la beauté du Créateur.

Dans l’esthétique islamique, la beauté n’est jamais une fin en soi : elle est un chemin vers le divin. Le cosmos, considéré comme la plus parfaite des créations, est devenu le modèle absolu : l’empreinte visible de l’ordre voulu par Dieu. Reproduire cet ordre sur terre, c’était s’approcher du sacré, et donc inscrire l’art dans un acte spirituel. Cette vision repose sur deux notions islamiques fondamentales : l’ibda’, la créativité absolue, inventer ce qui n’a jamais existé, et l’ighyā’, la quête du degré ultime, repousser les limites de la forme et de la matière.

La Koubba Khamsiniya reconstituée par Soad Belkeziz dans l’ouvrage « Palais et forteresses d’El Mansur Edehbi », Soad Belkeziz co-auteure avec son père Mohamed Benabdeljalil Belkeziz, éditions ID TERRITOIRES.

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